Pour renouer avec les missions et les valeurs qui donnent du sens à nos métiers, il faut changer de paradigme et corriger la dérive dont nous avons été témoins ces dernières années (dérégulation, compétition, précarisation…).
La crise sanitaire liée à la pandémie de la Covid-19 provoque simultanément une crise économique et sociale d’une ampleur inédite et révèle au monde ses propres vulnérabilités. Ce phénomène global surprend par sa force et sa vitesse de propagation au point de bousculer les certitudes et de transformer les modes de vie, probablement de manière durable [1]. En tout état de cause, cet événement, qui n’est peut-être pas épisodique – et dont nous ne sommes pas encore sortis –, nous pousse à questionner le fonctionnement et l’organisation des sociétés modernes ainsi que les idéologies qui les fondent.
Dans ses différentes adresses à la Nation, le Président de la République a lui-même reconnu, sur un ton parfois martial, qu’il faudrait tirer les enseignements de cette crise sanitaire et interroger un modèle de développement qui a atteint ses limites. Il a qualifié de véritable « folie » le choix d’avoir délégué à d’autres des choses aussi essentielles que « notre alimentation ou notre capacité à soigner ». Avant d’affirmer dans son intervention du 13 avril, qu’il « nous faudra rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle et technologique » […] et que cela passera par « un plan massif pour notre santé, notre recherche, nos aînés, entre autres ».
Si l’on admet, en effet, que beaucoup de certitudes et de convictions ont été balayées et si l’on veut vraiment que le jour d’après ne soit pas un retour au jour d’avant, alors c’est à un véritable changement de paradigme qu’il nous faut œuvrer dans bien des domaines : sanitaire, économique, social, écologique, etc. L’un des principaux enjeux étant de mettre l’économie au service de l’humain en l’affranchissant des modèles irresponsables fondés sur une croissance sans limite qui assèche les ressources de la planète.
Pour mieux se projeter dans l’après, il faut commencer par questionner l’avant…
C’est dans ce moment politique qu’il convient désormais de se situer. Même si l’heure n’est pas encore tout à fait venue (crise sanitaire en cours, plan de dé-confinement non encore connu), la CFDT se plaçait déjà dans cette perspective lors du lancement du Pacte du Pouvoir de Vivre. Les 55 organisations qui y sont associées considèrent qu’il convient de « préparer notre avenir en cessant de faire du court terme l’alpha et l’oméga de nos politiques publiques » et préconisent, désormais, 15 mesures indispensables dès la fin du confinement. Par conséquent, il devient nécessaire de repenser l’Enseignement supérieur et la Recherche (ESR) dans cette même voie. Et ce, d’autant plus impérativement que la recherche et l’éducation sont parmi les biens et services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. Mais pour mieux se projeter dans l’après, il faut commencer par questionner l’avant et par s’interroger sur les choix et orientations stratégiques qui ont été opérés ces dernières années.
Rompre avec les politiques de dérégulation
Ces quinze dernières années, les réformes de l’ESR se sont succédées à un rythme effréné. Depuis la généralisation du processus de Bologne, ce ne sont pas moins de trois lois – loi de programme pour la Recherche en 2006, loi Pécresse en 2007, loi Fioraso en 2013 – et une multitude de textes qui ont conduit à une reconfiguration totale du paysage universitaire et scientifique français, sans qu’aucun bilan ne soit jamais tiré de ces évolutions.
Si l’ambition de renforcer la coopération entre universités, écoles et organismes de recherche était à l’origine de certaines de ces évolutions – ce qui reste louable dans une logique d’articulation, de mise en cohérence et de visibilité – il est absolument nécessaire de prendre en considération certains effets néfastes engendrés par cet empilement législatif et réglementaire.
La course aux financements et des exigences croissantes de l’évaluation nuisent aux autres missions de l’ESR.
Ce foisonnement de réformes, qui touchent principalement à la gouvernance des établissements et aux modes de financement de la recherche, a littéralement submergé la communauté scientifique et universitaire. L’inertie technocratique qui en résulte affecte le quotidien des agents qui ont à assumer un nombre toujours plus important de tâches administratives. Ils passent désormais le plus clair de leur temps à courir après les financements via des appels à projets sans lesquels ils ne peuvent plus mener à bien leur activité et tentent, dans le même temps, de satisfaire du mieux possible aux exigences croissantes de l’évaluation. Une évaluation qui repose quasi exclusivement sur la bibliométrie du fait de la prégnance des classements internationaux couplée à l’apparente objectivité de la mesure quantitative de l’activité scientifique, souvent assimilée à tort à la qualité scientifique.
Tout cela se fait, bien entendu, au détriment des autres missions de l’ESR, pourtant tout aussi cruciales dans un contexte de massification : formation initiale et continue ; orientation, promotion sociale et insertion professionnelle des étudiants ; diffusion de la culture scientifique, technique et industrielle ; coopération internationale, etc.
Une pseudo autonomie qui peine à dissimuler le désengagement progressif, mais constant, de l’État.
Il aurait été sage de dresser le bilan de tous ces changements, d’en mesurer l’efficacité et, le cas échéant, d’en corriger les effets nocifs avant d’envisager de poursuivre cette fuite en avant. À l’inverse, l’ordonnance de décembre 2018 est venue alimenter ce maelström incontrôlable en créant de nouveaux types d’établissements par la voie d’expérimentations permettant toujours plus de dérogations au Code de l’éducation.
Une vision libérale s’est ainsi instillée insidieusement au nom d’une pseudo autonomie qui peine à dissimuler le désengagement progressif, mais constant, de l’État. La crise actuelle nous invite, tout au contraire, à considérer que l’État doit rester fortement présent dans un secteur si hautement stratégique que celui de l’enseignement supérieur et de la recherche.
Investir massivement pour se hisser à la hauteur des enjeux
L’engagement de l’État doit d’abord se traduire par des moyens qu’il faut hisser à la hauteur des enjeux. Ceux-ci ont été précisés par les Stratégies nationales de la Recherche et de l’Enseignement supérieur bien que nous soyons encore loin des cibles de 3% du PIB pour la recherche (dont 1% pour la recherche publique) et de 2% du PIB pour l’Enseignement supérieur !
Atteindre ces objectifs devrait être la seule ambition d’une loi de programmation digne de ce nom, après des années de sous financement de la recherche.
Des moyens considérables peuvent être rapidement mobilisés…
Des moyens considérables peuvent d’ailleurs être rapidement mobilisés par le redéploiement de sources de financement existantes mais dispersées et souvent détournées de leur objectif. Selon la Cour des comptes, le crédit d’impôt recherche (CIR) français est le mécanisme de soutien fiscal à la R&D des entreprises le plus généreux de tous les pays de l’OCDE (0,26% du PIB). Il devrait prochainement coûter jusqu’à 7 Mds € alors que son efficacité reste « difficile à établir ». Il est temps de remettre à plat ce dispositif afin qu’il profite de manière effective et réelle à ce qui en est l’objet. Le CIR doit être transformé en un outil de financement direct de la recherche française, a minima en conditionnant son octroi au recrutement de docteurs.
En ce qui concerne le PIA, s’il a pu susciter un dynamisme universitaire dans certaines régions, selon le rapport à mi-parcours de France Stratégie, il a surtout conduit à complexifier le paysage institutionnel, en particulier dans les domaines du transfert de technologie, des aides à l’innovation, et de l’enseignement supérieur. Il est finalement devenu l’outil « par excellence » de la restructuration qui accélère le processus d’éclatement du paysage universitaire : des universités de recherche intensive au prestige international (IDEX), des universités d’enseignement et de recherche d’envergure nationale (I-SITE) et les autres « universités » de proximité (les NI-Ni).
La France doit simplifier le financement de sa recherche publique…
La France, plutôt que de créer en permanence de nouvelles structures et de multiplier les appels à projet qui ignorent certaines thématiques (notamment en sciences humaines et sociales), doit simplifier le financement de sa recherche publique. L’essentiel des crédits de recherche doit être affecté aux organismes et aux établissements, et plus directement, aux équipes. L’Agence Nationale de la Recherche devrait, pour sa part, se consacrer principalement aux projets scientifiques qui s’inscrivent dans la compétition internationale, comme les anciens projets blancs.
Un investissement massif dans la recherche est indispensable pour répondre aux grands défis sociétaux : environnementaux, climatiques, numériques, économiques, de santé, etc. C’est dans cet esprit que la CFDT réclame, de longue date, une loi de programmation qui assure aux laboratoires une visibilité budgétaire pluriannuelle et qui leur permette d’engager ces recherches de moyen et long terme. C’est donc à une véritable revitalisation de la recherche française par son unité de base, le laboratoire, que doit consentir cet engagement financier ainsi que le renforcement du partenariat équilibré entre universités et organismes de recherche.
Renouer avec les valeurs qui donnent du sens
Le pilotage actuel étant centré sur la conformation à des standards internationaux, il s’éloigne peu à peu des missions nationales de service public nationales. L’excellence confine à l’élitisme le plus réducteur et la compétition se mue en une concurrence destructrice. La volonté de partition entre d’une part, des établissements dits d’excellence attirant l’élite des chercheurs et des étudiants et, d’autre part, des établissements ancrés sur leur territoire et à vocation plus sociale est l’illustration suprême de cette dérive, qu’il nous faut absolument combattre.
Comment ne pas s’interroger sur cette stratégie qui vise à encourager la standardisation sur le plan international (autrement dit à calquer ce que font les autres dans l’espoir de figurer en meilleure place dans le classement de Shanghai) et la différenciation sur le territoire national (chaque établissement devant réfléchir à une spécialisation, poliment nommée « signature ») ? Quel avantage concurrentiel peut espérer en tirer la France ? Cette situation est-elle idéale pour préparer un pays et une économie à relever les défis de demain ? Ne devrait-on pas plutôt se préoccuper de proposer à tout citoyen un enseignement exigeant adossé, partout, à une recherche de qualité, sans discrimination ni relégation ?
Remettre la réussite étudiante au cœur de notre système d’enseignement supérieur.
Il faut, au contraire de ce qui a été fait, développer une « excellence sociale et sociétale [2] » de l’ESR qui suppose des normes centrées sur l’ensemble des missions, d’autres indicateurs, d’autres méthodologies et modes de raisonnement. Comme en argue De Ketele, « il faut passer à un système qui repose sur une posture de reconnaissance qui rend visible toutes les potentialités et qui redonne du sens. L’excellence sociale, c’est donner à tous les étudiants qui ont le potentiel les moyens d’atteindre leur propre niveau d’excellence ».
Il faut donc remettre la réussite étudiante au cœur de notre système d’enseignement supérieur. En premier lieu, en commençant par libérer les étudiants des contingences matérielles et financières afin de leur permettre de se consacrer pleinement à leurs études. On ne peut admettre que des systèmes fondés sur la sélection sociale et l’endettement lié à des droits d’inscription démesurés (avec la précarité que cela engendre) puissent servir de modèle !
Il conviendrait ensuite de mettre prioritairement les moyens là où il y en a le plus besoin en portant, par exemple, la dépense moyenne par étudiant à l’université (de l’ordre du 10k€/an) au niveau de celle consacrée aux élèves de CPGE (autour de 15k€). Enfin, la crise sanitaire devrait nous conduire à repenser l’accompagnement de la massification et à revenir sur la logique d’hyper-concentration des effectifs, des locaux et des moyens qui a prévalu ces vingt dernières années. Sans doute faudra-t-il revoir l’organisation des campus et des mobilités au lieu de poursuivre la course au gigantisme.
Retrouver l’attractivité des métiers de l’ESR
En ce qui concerne les personnels, la généralisation du financement par contrats fait exploser la précarité dans toutes les catégories. Les contractuels représentent aujourd’hui plus d’un tiers des effectifs de l’ESR. Cela contribue à retarder plus encore l’âge d’entrée dans la carrière, avec les incidences que cela suppose sur les conditions de départ à la retraite.
Si l’on ajoute à cela les inquiétudes sur le devenir des emplois de fonctionnaires, le faible niveau des rémunérations et la dégradation des conditions de travail, en particulier concernant les difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie privée, l’impact sur l’attractivité de l’emploi scientifique est devenu extrêmement préoccupant.
L’attractivité des métiers ne se rétablira pas avec des primes au mérite et la précarisation de l’emploi…
Or, l’attractivité des métiers de l’enseignement supérieur et de la recherche ne se rétablira pas à coup de primes au mérite et de compétition exacerbée (fut-elle mondiale), et encore moins par un surplus de précarisation de l’emploi via l’instauration de tenure-tracks ou autres CDI de mission !
Ce qui fait l’attractivité et la noblesse de ces métiers – comme le révèle la crise actuelle pour les métiers de la santé, de l’éducation et de la recherche en général –, c’est d’abord :
- La vocation : une certaine inclination pour des professions qui exigent dévouement et désintéressement ;
- Le goût du service public : le souci de l’intérêt général, la volonté d’assurer à chacun un égal accès à un service de qualité sur l’ensemble du territoire, le rôle d’ascenseur social que se doit de jouer l’université ;
- Le statut protecteur de la fonction publique : qui garantit l’indépendance morale et la neutralité des fonctionnaires à l’égard du politique, et des aléas conjoncturels. Les libertés académiques et de recherche sont à cet égard essentielles.
Pour renouer avec ces valeurs fondamentales, pour travailler de manière efficace et dans la sérénité, il faut de la considération, mais aussi des moyens humains, matériels et financiers pérennes qui soient à la hauteur.
Cela devra également passer, bien sûr, par une revalorisation des carrières et des rémunérations afin de maintenir ces métiers vocationnels à un niveau attractif et concurrentiel.
Si une nouvelle loi de programmation devait être envisagée, elle devrait avoir pour ambition de redonner du souffle et de l’attractivité à l’enseignement supérieur et à la recherche publique. Pour ce faire, il faudrait qu’elle propose i) de rétablir l’emploi statutaire comme étant la norme ii) de revaloriser fortement les grilles indiciaires et le socle indemnitaire. En l’espèce, le niveau actuel des rémunérations et les perspectives de carrière des différentes catégories de personnels de l’ESR accusent un retard considérable comparativement à d’autres corps de la fonction publique (par exemple, si l’on compare les MCF et les administrateurs civils).
L’un des enseignements qu’il faut tirer de la crise actuelle est qu’il va falloir changer de paradigme en matière d’ESR et corriger la dérive dont nous avons été témoins ces dernières années (dérégulation, compétition, précarisation…) en vue de renouer avec les missions et les valeurs qui donnent du sens à nos métiers.
L’Etat ne peut plus continuer de se désengager d’un secteur aussi stratégique…
Il n’y aura pas de relance, d’innovation, de créativité possibles dans une économie en mutation, résolument portée par la connaissance pour penser l’après dans le cadre d’un nouveau pacte social et écologique – et même sanitaire – sans un élan nouveau donné à l’enseignement supérieur et à la recherche. Ce renouveau s’inscrit pleinement dans les éléments portés par le Pacte du pouvoir de vivre dont l’enjeu est de remettre l’humain et le social au centre de nos sociétés.
L’Etat ne peut plus continuer de se désengager d’un secteur aussi stratégique au nom des préceptes du New Public Management qui a causé tant de dégâts, à l’hôpital public et ailleurs.
Espérons qu’en la matière, les leçons tirées de la crise sanitaire mondiale feront que, pour l’enseignement supérieur et la recherche, le jour d’après ne sera, en aucun cas, un retour au jour d’avant !
[1] John Vidal, « COVID-19 pourrait bien n’être que le début des pandémies de masse », UP Magazine, 23/03/20
   G. Gamberini, « Covid-19 : les atteintes à la biodiversité ont accéléré l’épidémie », La Tribune du 27/03/2020
[2] J.-M. De Keteke, B. Hugonnier, P. Parmentier et L. Cosnefroy (2016), Quelle excellence pour l’enseignement supérieur ?, De Boeck, 150 pages.