Directeur des études à la Fondation Abbé-Pierre, Manuel Domergue alerte sur le nombre croissant d'enfants à la rue.
La cause des enfants à la rue mobilise de nombreux personnels d’éducation pour venir en aide à ces élèves et leurs familles – un engagement de poids pour les organisations investies dans la lutte contre le sans-abrisme et le mal-logement.
Cet entretien, qui a paru dans le no 293 – Novembre-décembre 2023 de Profession Éducation, le magazine des Sgen-CFDT, dénonçait les limites constatées, contraires à la loi, d’accès à l’hébergement en urgence des familles migrantes en situation irrégulière. Aujourd’hui, entre autres mesures dont la conformité à la Constitution se pose, le vote de la loi immigration autorise cette exclusion. À noter aussi que, pour les étrangers en situation régulière qui sont hors de l’espace économique européen, le délai pour bénéficier des prestations sociales (aide personnalisée au logement, par exemple) se trouve allongé ; les conditions d’accès au titre de séjour sont durcies ; le délit de séjour irrégulier est rétabli ; il est mis fin à l’automaticité du droit du sol… C’est pour cela que la CFDT appelle le président de la République à ne pas promulguer la loi immigration, intégration, asile 2023.
Plusieurs présidents se sont engagés à ce qu’il n’y ait plus de sans-abri. À l’automne 2022, le ministre du Logement promettait « zéro enfant à la rue ». Qu’en est-il aujourd’hui ? Sait-on qui sont ces enfants, où ils se trouvent, quel est leur parcours ?
Ce n’est pas une réalité nouvelle et bien des promesses n’ont pas été tenues.
Ce qui est alarmant aujourd’hui, c’est l’augmentation du nombre d’enfants à la rue. Fin octobre, 2 800 étaient refusés au 115 chaque soir – ce qui, avec les adultes, porte à près de 8 000 les demandes qui échouent. Et c’est sans compter ceux qui n’appellent pas le 115 ou abandonnent parce qu’ils tombent toujours sur un répondeur.
Parmi ces enfants à la rue, nombreux appartiennent à des familles en situation de migration, parfois irrégulière. On va les trouver essentiellement dans la capitale et les grandes villes qui correspondent aux zones de présence migratoire et à celles de tension du logement. À Lyon, le collectif Jamais Sans Toit, qui héberge depuis dix ans des enfants dans les écoles, évalue à environ 300 les enfants actuellement à la rue. Des collectifs se sont également montés à Rennes, Strasbourg, Lille. À Tours, un député a transformé sa permanence en centre d’hébergement…
On est confronté à une pénurie générale du logement et de l’hébergement d’urgence, mais également à des situations de discrimination envers certains publics. Ainsi, des préfectures écrivent qu’elles ne garantiront plus l’accueil – pourtant inconditionnel selon la loi – pour les personnes en situation irrégulière ! Il y a même des cas de jurisprudence de justice administrative selon lesquels des familles expulsables, hébergées provisoirement, sont responsables de se retrouver à la rue. Ce raisonnement inhumain contrevient au droit, à nos obligations envers les adultes et, plus encore, envers les enfants qui ne sont pas responsables du parcours migratoire de leurs parents.
On est confronté à une pénurie générale du logement et de l’hébergement d’urgence, mais également à des situations de discrimination envers certains publics.
Qu’en est-il du mal-logement ?
Au-delà des 330 000 personnes sans domicile fixe, on dénombre 4 millions de personnes mal-logées qui, soit sont hébergées chez des tiers (famille, amis…), soit vivent dans des logements de mauvaise qualité.
Près de deux millions de logements présentent d’importantes conditions d’inconfort sanitaire (absence de douche, de WC, d’eau chaude, de chauffage…), de vétusté des bâtiments, d’insalubrité (humidité, invasions de nuisibles…)… Un million de personnes, également, sont en situation de « surpeuplement accentué », c’est-à-dire qu’il leur manque deux pièces ou plus pour vivre normalement. Enfin, les gens du voyage et certains travailleurs migrants connaissent parfois des conditions d’accueil déplorables.
Outre ces cas, on évalue à 12 millions, le nombre de personnes fragilisées par rapport au logement : loyers exorbitants pour la taille de l’habitat, problèmes d’isolation thermique, copropriétés dégradées… Cela dessine un paysage de la France du mal-logement qui, quoique minoritaire (environ un quart de la population), reste très préoccupant.
Quelles conséquences sur la scolarisation et la scolarité de ces enfants ?
Pour les enfants qui passent d’un hôtel à un autre, parfois en changeant de département, le fait de devoir se lever à l’aube, de faire plusieurs heures de train pour aller à l’école entraîne souvent un décrochage scolaire et la déscolarisation.
Quand ils arrivent à rester scolarisés, leurs conditions de vie très dures à l’hôtel avec une qualité de sommeil amoindrie, l’absence de repas équilibrés, d’espace adapté pour faire leurs devoirs… jouent nécessairement sur la concentration, l’humeur, l’estime de soi, et aussi sur l’estime des institutions qui les traitent aussi mal.
S’agissant du mal-logement, le surpeuplement pèse sur le développement moteur des jeunes enfants, des études ayant montré qu’à 3 ans, ils avaient du mal à distinguer les couleurs, à faire leurs premiers pas… faute d’espace pour jouer, pour parler, pour courir.
Que préconise la Fondation Abbé-Pierre?
Toutes les expériences, à l’étranger et en France, montrent que le logement est la condition de l’insertion.
Nous réclamons une vraie politique du logement car l’hébergement d’urgence coute très cher à l’État pour des conditions d’accueil très insatisfaisantes et pas viables. Les gens ont besoin d’un logement où ils puissent se poser pour reprendre des soins, une formation, une scolarité, un emploi… Toutes les expériences, à l’étranger et en France, montrent que le logement est la condition de l’insertion.
il faut une politique volontariste de logements sociaux qui ne s’adresse pas qu’aux sans domicile
Dans le contexte actuel de pénurie des logements, il faut une politique volontariste de logements sociaux qui ne s’adresse pas qu’aux sans domicile, mais englobe les personnes qui ont des bas revenus, des temps partiels subis, des minimas sociaux, voire même un Smic et demi qui permet rarement d’accéder au parc privé dans nombre de grandes villes de France.
Une autre action est le rétablissement des aides personnalisées au logement (APL) qui ont été rognées ces derniers temps alors qu’elles servent à combler l’écart entre les loyers élevés du marché privé – voire des HLM – et les bas revenus des locataires.
Une autre action est le rétablissement des aides personnalisées au logement (APL)
Enfin, pour les personnes en situation irrégulière, tous ces systèmes d’accès au logement social ou aux APL n’existent pas. On ne peut pas décemment laisser 700 à 800 000 personnes sans solution. Il faut leur faciliter l’accès aux papiers. Parmi elles, beaucoup de ménages travaillent et ont des enfants scolarisés. On sait très bien que ces familles restent dans la clandestinité pendant des années, et finissent par être régularisées – autant accélérer la procédure pour le bien de tout le monde.
On ne peut pas décemment laisser 700 à 800 000 personnes sans solution.
Comment vous soutenir en tant qu’agent public et en tant que syndicaliste ?
Il existe toute une palette de mobilisations
Les enseignants sont souvent en première ligne dans les actions de mobilisation pour aider ces familles à la rue parce qu’ils dépistent très vite les difficultés des enfants pour suivre une scolarité normale.
Il existe toute une palette de mobilisations : informer ces familles sur les démarches et faire le lien avec la mairie ou le département pour que les travailleurs sociaux apportent aides et conseils ; lancer une pétition, accrocher une banderole sur la façade de l’école pour montrer que la communauté scolaire soutient les familles ; organiser un goûté solidaire en invitant la communauté scolaire, les élus locaux, les députés du coin…
ce type de mobilisation [l’occupation d’école] – assez extrême et rare – est utile.
Et si tout cela ne suffit pas, il y a l’occupation d’école – une occupation légale, avec l’accord du directeur ou de la directrice de l’école, qui met à disposition le gymnase ou une classe pour la famille, en espérant que la préfecture débloque des places d’hébergement. Cela est exigeant pour les parents d’élèves ou les enseignants mobilisés car une personne doit dormir sur place avec la famille, mais ce type de mobilisation – assez extrême et rare – est utile. Nous avons créé un « Toitoriel » dédié pour connaître les droits et les interlocuteurs.
Les syndicats de personnels de l’éducation peuvent jouer un rôle important dans ces mobilisations en orientant, conseillant, en participant à l’organisation d’une occupation d’école et, de manière générale, en permettant de passer des gestes individuels de solidarité à de l’action collective.
en quelques dates
Octobre 1987
Premières Rencontres humanitaires internationales à Pont-Saint-Esprit (Gard). Initiées par l’ONU dans le cadre de l’Année mondiale des personnes sans abri et placées sous le haut patronage de l’abbé Pierre, elles réunissent représentants politiques, associatifs…
Janvier 1988
Dépôt des statuts de l’Association pour la création de la fondation Abbé-Pierre (Afap).
1990
L’Afap devient la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des personnes défavorisées (FAP).
Février 1992
La FAP est reconnue établissement d’utilité publique.
Depuis 1995
La FAP rend un rapport annuel sur « l’état du mal-logement en France » – néologisme qu’elle crée à l’occasion de ce premier rapport de 1995 –, présenté le 1er février, jour anniversaire de l’appel lancé par l’abbé Pierre durant l’hiver 1954.
Les rapports de 2007 à 2023 sont téléchargeables en ligne (cf. ci-dessous Ressources complémentaires).
Sur le territoire…
La FAP est présente via 9 agences régionales, 30 boutiques solidarité (accueils de jour) gérées par elle ou des membres de son réseau, et 41 pensions de famille labellisées.
Principales actions
• Accueillir et loger ; Lutter contre l’habitat indigne ; Produire du logement très social ; Conseiller et accompagner ; Changer le regard et rendre acteur ; Comprendre et interpeller ; Sensibiliser au mal-logement…
Pour soutenir